Une mouche à la fois

Ce texte avait été écrit pour une lecture que nous avait commandée la municipalité à l'occasion de l'anniversaire de MANUFRANCE.  

Nous l' avions orientée sur  une relecture du catalogue... disons ... quelque peu actualisée...J'avais choisi ici la rubrique du matériel de pêche. Les phrases en caractère gras sont directement tirées du catalogue 1974 et non pas d'un manuel pornographique. J'ai alors inventé un souvenir érotique d'adolescence...

la phrase "une mouche à la fois" venait en résonance avec le montage musical d'introduction réalisé à partir d'une interview de deux vieilles dames, anciennes ouvrières de la Manu au service expédition. Elles nous racontaient entre autre que les commandes étaient parfois passées pour une seule mouche à la fois... cette phrase avec ma voix incrédule revenait en récurrence dans le montage audio...

Lundi de Pâques 1974.  Vautrée sur le lit dans la chambre de mémé partie aux champs, je vais sur mes quinze ans. L'oeuf en chocolat posé au bord de la fenêtre dégouline d'ennui,  se morfond sous le soleil qui darde le carreau, avec ses airs de printemps pleins de promesses. Elles arriveront dieu sait quand les promesses ! Pas envie de sortir !  Dehors c'est vide, autant que dans ma tête c'est plein, plein de vert et de sève bouillonnante et de... et de...de je sais pas quoi en faire !  De toute façon c'est le trou ici !...Je m'étire paresseusement sur l'édredon, mon bras frôle le lourd pavé tout corné sur la table de nuit de mémé... je le feuillette, quel plomb ! Ma joue s'écrase navrée, l'oeil droit légèrement entrouvert  et hagard sur la page de gauche...

Les amorces qui vous assureront le succès: je décolle l'oeil de droite...

La reine de la pêche : la pêche à la mouche : J'écarquille les deux yeux: vision panoramique en mosaïque sur les deux pages, ma bouche s'élargit tandis que bourdonne dans mon crâne une petite chanson lancinante diffusée en boucle toute la semaine sur mon pick-up par un suave insecte aux deux grands prismes noirs et carrés :  je suis une mouche posée sur ta bouche... J'examine les mouches, toutes les mouches, une mouche à la fois:

Pêche à la mouche sèche, à la mouche noyée, à la mouche de surface,  mouche de mai, mouche parachute, mouche anglaise à deux ailes , mouches de Halford à quatre ailes, mouche éphémère pour la pêche de l'ombre...

.... oui, c'est ça, la pêche de l'ombre, je serai une éphémère dans l'ombre de chaque instant, chaque instant de ma vie à venir...Je plonge dans les courants page après page puis j'arme,  par l'arrière, mon plus beau corps de mouche en coloris Tango de tous les hameçons, un à la fois ....ils vont tous mordre,  les uns après les autres ils vont me gober...une mouche à la fois...

Hameçon invincible, hameçon de concours, hameçon à double barbe, hameçon forgé,  hameçon bronzé à oeillet... oh oui bronzé c'est beaucoup mieux,  bronzé comme un portugais, chef de ligne de la révolution des oeillets, honoré par Moustaki en boucle sur le pick up  en avant, chantant : avril au Portugal...

Soudain le plafond lézardé de la chambre de mémé se transforme en un vaste reflet miroitant à la surface de laquelle je flotte, sur le dos, sur le ventre, j’ondule, je me cambre, j’attends la crue qui monte doucement. Je suis une mouche, une mouche à la fois, je suis celle ci, et celle là encore, et dans la houle de l'édredon  j'examine les types et les calibres et les performances et les accessoires de toutes ces  vigoureuses cannes à pêches sur lesquelles je me balance...promesses à venir..une pour chaque jour, une pour chaque humeur, pour chaque mouche, une à la fois...

Pour les jours de tendre affection: moulinet à bobine enveloppante.

Pour les séances plus sportives : moulinet à récupération rapide.

Pour les jours d'humeur méditative et silencieuse moulinet sans pick up apparent, tant pis pour Polnareff, ce sera pêche à la mouche muette, une fois n'est pas coutume, mais toujours posée sur sa bouche, une bouche à la fois...

Pour les grands soirs : moulinet Pen Senator ou bien moulinet de luxe Catcher.

Pour les fins d'après midi indécises et de petite forme: moulinet de traîne à bobine tournante.

Pour les orgies : moulinet à main multipliée et corps alliage moulés.

...avec au bout une très forte virole à succion et vis en mâche-fort d'acier,  diantre...!

Ou bien ligaturée en soie... voilà qui est est plus sûr et ... très racé...

Moulinet avec repère d'emboîtement  muni d'un bouchon obturateur et de manchons renforcés gainés en caoutchouc : ouf!  tant mieux.

Et pour les jours de dégourre :  Moulinet Mitchel haute performance même pour les thons .

La fine mouche que je suis pose une option sur la nouvelle canne à lancer, mi lourd, celle qui ne vous lâchera jamais! avec gaffe télescopique monobrin pouvant être portée à la ceinture, équipée d'un pick up apparent avec anse au panier, et de deux coussinets auto lubrifiants avec système de ramassage au doigt...  C'est décidé, moi non plus je ne la lâcherai pas!

Voyons les options à présent : frein doux mais extrèment puissant et anti retour accessible, frein très sensible avec bobine à capot, (tire la bobinette et la chevillettte cherra), frein de traction progressif, frein anti inertie... parfait ce dernier: l'endurance c'est important...

Il est temps de passer à l'esthétique, j'examine les faciès:

Tête de scion chromée bien dure, tête de scion renforcée, tête de scion à barrettes... à barrettes? ma foi, un peu de féminité ne devrait pas nuire à l'ensemble....

Il fait chaud dans la chambre de mémé, l'édredon moite me colle aux reins, fébrile je tourne la dernière page: Pêche au coup et pêche au vif. Je m'immobilise et suspends mon souffle. Ici je rentre dans un autre univers, finie la bagatelle, l'atmosphère devient plus lourde, feutrée, on n'entend plus voler une mouche, mon coeur s'accélère...

Extraordinaire monture à poisson mort; elle est casquée avec un dos strié et un nouveau leurre tournant présentant tous les avantages du devon: extrêmement meurtrière... Je prends! Mais aussitôt je pense que les jambières en ciré vert du catalogue ne feront pas l'affaire, il me faudra trouver des bottes à lacets et des jambières de cuir noir... Soit ! je suis la mouche fatale, pas un ne m'échappera, un à la fois...

Cet extraordinaire engin possède trois options pour ses avançons articulés:

1.Bas de ligne Ferax  avec émerillon à coeur Liliput. trop mièvre pour moi.

2.Bas de ligne sans noeud dite queue de rat. C'est une plaisanterie?

3. Tandis que les avançons Garcia Long Belly sont décentrés avec un fort diamètre sur la partie antérieure ce qui en fait un modèle très apprécié... que j'adopte, fermement convaincue que le diamètre est important.

 Je ferme les yeux,  pose dans un long soupir l'album sur mon ventre et  m'étire sur l'édredon...je m'envole, d'un vol de mouche sinueux et virevoltant sur touts les grèves du réseau fluvial de France et de Navarre, et qui sait... d' outremer ?

Soudain la voix tonitruante de mémé retentit derrière le carreau et fait exploser l'oeuf en chocolat:

-Allez grande paresseuse tu vas pas rester encore enfermée tout l'après midi,  viens avec moi jusqu'à la rivière, ça va te ravigoter un peu !

D'un bond je saute du lit:

-j'arrive mémé, j'arrive!

Je m'agenouille  pour lacer précipitamment mes baskets et jette un dernier coup d'oeil au pavé magique, qui telle une bible lubrique exauce ma dernière prière:

Large bourriche à long col permettant une introduction facile du vif avec aérateur à pile pour sa longue conservation en position allongée.

Désormais j'ai tout ce qu'il faut, merci Manufrance, je suis armée, que dis- je, parée pour la vie...à venir...

-Allez, grande sauterelle, en route!

-Une mouche memé! je suis une mouche!... une mouche à la fois.

La chute des anges rebelles

Avant mon départ, nous avions travaillé avec une photographe inconnue. Elle nous envoyait à chaque séance un couple de ses photos.  
Les deux premières étaient celle d'un oiseau écrasé sur le macadam, associée à celle d'un bel enfant nu dans une baignoire d'eau mousseuse au regard inexpressif fixant l'objectif. 

L'évidente opposition du binôme qui allait très banalement se répéter à chaque envoi, avec des sujets différents, me fit choisir l'option d'écrire une nouvelle humoristique avec comme unité de lieu, mon seul balcon réceptacle de l'irruption des doubles images. . Le challenge resta de garder une cohérence au récit conservant ma thématique de la chute des anges rebelles.

Figure ici le premier épisode, et comme souvent dans mes fictions, mémé n'est jamais bien loin.

Il pleut des anges.
Depuis plus d' une semaine je me laisse conter qu'il pleut des anges, à verse, sur les pages des cahiers, sur les écrans d'ordinateurs. Les yeux dirigés vers le ciel, je déchiffre ces histoires en suspension, ces fables d'anges nus dans l'eau du bain, d'anges savonnés, d'anges à la peau blanche, sans aspérité, au regard d'éther que rien n'accroche.
On me dit qu'il pleut des anges propres, lisses et parfumés, qu'ils se laissent capturer au sol et plongent en silence leurs plumes légères dans le bouquet de la mariée. Ils la guettent par en-dessous, tout sourire, sourire d'éther, pour l'accompagner vers l'autel tranchant du sacrifice. 

On raconte même qu'ils affectionnent les mariées encore vierges,  vierges des anges à venir, des anges enfantés. Ils suivent du regard la marche nuptiale.  L'air de rien ils scrutent le port altier ou innocent des putes consacrées, béates, qui n'ont pas encore eu vent de la chute prochaine : de ceux qui ont les plumes crottées et ensanglantées, frères rebelles de chair et de sang, ceux qui se fracasseront sur l'asphalte de la vie, loin des baignoires amniotiques...
On me conte encore qu'à la sortie du bain ils prennent les mariées par la taille et s'envolent avec elles dans une ascension légère, sans aspérité, laissant derrière eux le sillage docile d'un voile de traine, volutes de mousseline duveteuses aux vapeurs de shampoing céleste et que, parvenus tout au sommet, si quelque mariée se penche pour regarder, ils remontent le voile de traine pour lui voiler la face.

Aujourd'hui: ciel de traine, mais le bulletin de la mi-journée annonce une nouvelle chute d'ange sur les reliefs pour la fin d'après midi.
Alors, penchée à mon balcon de pelouse, fébrile, agrippée des deux mains à mon appareil photo en alerte, je guette l'orage qui rôde, tarde à se diriger vers ma colline. J'ai réglé le zoom et le grand angle: j'attends, je scrute la chute des anges rebelles.
Vais-je les reconnaître?
Pour m'y aider j'ai affiché sur les vitres des porte-fenêtres le reflet des toiles des grands maitres. Vais-je les reconnaître? Je scrute Rubens, je me tourne vers Bruegel... Ont-ils peint d'après nature? Etaient-ils dehors lorsque l'orage s'est abattu? Les ont-ils saisis vivants? Je fais appel à Doré. Il me faudrait plus de vitres...Ont-ils peint comme seuls modèles les cadavres retrouvés après l'averse? Les ont-ils animés par le pinceau de leur regard? Comment vais-je les reconnaître? Je prend la loupe et me penche sur le tracé au crayon de Doré... Mon dieu il me faudrait plus de fenêtres... Comment seront ceux d'aujourd'hui?
Vais-je les reconnaître?

Postée derrière mes carreaux j'aperçois enfin en transparence dans le reflet des toiles l'orage qui progresse lentement. Il monte jusqu'à ma colline, s'approche de mon immeuble haut perché : roulement sourd d'une énorme bâche qui se renfle et ondule telle une panse gonflée charriant ses remugles. 

J'ouvre grand les porte-fenêtre ; pour l'instant ne me parvient que la fraîche et fugace évaporation des anges au bain enlacés à la taille des mariées. Je m'avance et respire cette haleine pure de terre mouillée, de feuilles froissées et d'humus ensemencé, cette odeur capturée dans la terre chaude qui s'entrouvre et remue et s'imprègne et s'exhale dans le souffle frais d'un battement d'ailes, souffle éphémère, bourrasque innocente, annonciatrice des choses graves à venir, les choses lourdes : le déluge des frères de sang, la chute des anges rebelles.

Soudain l'orage explose sous mes yeux. Un rideau opaque, lourd et suintant de duvet mouillé, une odeur âcre de peau tiède qui transpire sa peur sur les plumes ébouillantées, et puis le bruit, le bruit: claquements de voiles assourdissants, coups de fouets, secousses, souffles violents, brassage de l'air, des courants qui se chahutent... Ils sont des milliers qui se précipitent.
Vais-je les reconnaitre?
je me penche contre la balustrade, je tends la main, tente de les retenir... J'entends les becs entrouverts qui s'entrechoquent... Des pattes  froides s'agrippent à mes poignets une seconde puis se relâchent et glissent, raidies, attirées vers le bas avant que je ne puisse les saisir.
Je perçois des chocs sourds sur l'aspérité de l'asphalte qui couvre la cour de l'immeuble... Je me penche, je scrute et ne distingue qu'un informe souvenir d'enfance qui se compose dans mes yeux... Mon appareil photo crépite, mais je ne saisis rien.
Alors je scrute mon souvenir...
Le balcon de la ferme au dessus du tas de fumier, les mains rugueuses et solides de mémé autour des pattes raidies, les froissements d'ailes convulsifs, la vie rouge qui coule du bec en silence sur le tas immonde, la cuvette d'eau bouillante qui fume, l'odeur douceâtre et chaude des plumes mouillées, l'aspérité granuleuse de la peau blanche qui découvre ses cratères sous les plumes arrachées...

Je quitte mon balcon, je décolle des vitres le reflet des toiles, les range à leur place dans l'écran soigneusement pliés dans la fenêtre de Google, ferme les portes puis résignée, vais me faire couler un bain.
Plongée dans l'eau savonneuse, je ferme les yeux dans le silence.  Je glisse, m'endors doucement, longtemps, très longtemps.

Au réveil, l'eau est encore tiède. Vide et lavée de toute pensée, je fixe le plafond qui me contemple attendri: je dois être absolument merveilleuse, alors, docilement, j'affiche pour lui un sourire d'ange et je me laisse prendre les yeux ouverts, sans aspérité. L'orage semble s'être éloigné, le soir approche.

Quelques instants plus tard, lorsque enveloppée de mon peignoir d'éponge rouge je vais pour ouvrir les porte-fenêtres du salon, je distingue une chose immobile et raidie sur la bande de pelouse imbibée de mon balcon. Je m'approche, me penche: je découvre le poulet de mémé.
Je saisis aussitôt mon appareil photo. Comme il fait nuit, je mets le flash et très vite, je le saisis tout cru.

Plus belle la vie

Chaque mois je proposais un exercice facultatif en dehors de l'atelier, trois mots commençant par la même lettre pris au hasard dans le dictionnaire  à insérer dans un petit récit.

pour ce texte c'était les mots en D : 
Défiler, Dard, Distraction.

C'était l'époque des manifestations contre la réforme des retraites du gouvernement Sarkozy. Au retour de l'une d'elles m'est venue l'idée de ce texte en hommage posthume aux travailleurs trop précocement retraités.

Après une journée de bricolage sur la terrasse , il aspire à une reposante distraction et décide de se faire une petite grille en sirotant une bière. En cette fin d'après midi de mai le soleil darde encore des rayons généreux alors il se rend au fond du jardin et tire un transat sous le saule.

Horizontal en six lettres: où la majorette peut rencontrer le syndicaliste. La première lettre est un D.
Une petite brise fait bruisser les feuillages et quelques insectes font une ronde assidue au dessus du verre de bière. Son regard se soulève, distrait par le vol lourd d'une étrange abeille considérablement velue et manifestement en surcharge pondérale; elle se pose sur la petite table en teck pour s'abreuver à une goutte de bière qui s'y est renversée. Une torpeur le gagne, les yeux mi clos, il l'observe un moment en souriant; elle va être saoule pense t-il.
Vertical en onze lettres: son moment peut coûter cher. La première lettre est un D.

Soudain, d'une vanne brusquement ouverte, une cataracte rauque et tonitruante se déverse sur la pelouse fraichement tondue et vient se fracasser contre son tympan: c'est le chant d'amour de Germaine revenue de Carrefour qui résonne du fond du garage." Dépêche toi de me décharger le coffre de la Twingo, je vais vite préparer une pizza sinon on va rater plus belle la vie!"
Il se lève à contre coeur, mais préfère s'acquitter de cette tâche rapidement pour terminer la grille avant le feuilleton.

Pendant ce temps son compagnon de comptoir , en réalité un redoutable frelon de type Vespa Velutina, clandestinement immigré d'Asie à bord d'un container de houblon transgénique dont il s'est gavé sans compter durant le trajet , se remet mal de la rasade de Kronembourg pur malt. Il s'élève en voletant péniblement , s'agrippe au rebord du verre dont il ne tarde pas à glisser et fait un piqué dans la mousse.

Quelques instants plus tard petit père reprend gaillardement son crayon et son télé sept jours.
Lentement, le soleil décline sur le périphérique, prend solidairement sa place dans le défilé des derniers banlieusards retardataires et les embrase généreusement par l'arrière d' un rougoiement flamboyant. L'ardeur de cette tonalité révolutionnaire ne parvient cependant qu'à les distraire davantage du paradoxe d'avoir travaillé plus pour gagner de quoi payer les dernières traites du téléviseur HD dont il vont sans doute manquer le feuilleton favori si ça se dégage pas un peu plus vite bordel de merde!
En contrebas, le lotissement vacille dans le mauve pastel. Telles de vaillantes sentinelles, l'ombre des nains de jardin s'allonge sur les  haies de thuya encore illuminées et le bourdonnement des insectes fait place au murmure des tubes cathodiques égrenant en choeur l'invariable bulletin météo. Il confirme bien le maintien de l'anticyclone jusqu'à vendredi avant l'arrivée de la ponctuelle perturbation du  week-end, laquelle, propice aux grasses matinées réparatrices, garantit à la France qui se lève tôt sa productivité pour la semaine successive et ensoleillée.

Horizontal en quatre lettres : bien planté peut être cuisant. La première lettre est D, il cale un petit moment.
"Dédé nom de dieu, t'as intérêt à rappliquer dare dare sinon tu vas manquer le début!"
Hé hé!? voilà ! Il jette triomphalement le journal sur la table et en se levant avale précipitamment sa dernière gorgée de bière.

Ce n'est que lorsque sur l'écran défile le générique de fin que Germaine découvre avec effroi qu'elle vient d'engloutir par distraction le part de pizza de son mari.

Quant à lui , derrière la porte entrouverte de la cuisine, plaqué horizontalement sur les pavés auto-blocants de la terrasse qu'il a fini d'ajuster cet après midi, bouche ouverte face au ciel étoilé, dans un borborygme de contentement s'échappant difficilement de sa gorge congestionnée par le choc anaphylactique, il regarde défiler la dernière série d'images des moments de sa vie: les plus beaux, car Dédé est résolument optimiste; tous les grands moments qui ont rendu plus belle sa vie.

Il vient d'achever celui des dernières vacances d'aout en caravane au Grau du Roi, et arrive au final, dans un dernier souffle quelque peu obstrué: celui de la semaine dernière, la soirée à l'amicale organisée par les copains de l'usine pour fêter sa retraite, avec ces somptueux cadeaux: un petit écran plat pour la cuisine, un abonnement de dix ans à télé sept jours incluant le hors série bi-annuel de mots croisés, la collection complète de Fréderic Dard en couverture brochée et une caisse de Kronembourg premier cru.

liste des 30 questions qu'on a gardées pour la fin et qui finiront par se poser

Nous avions travaillé pendant un trimestre sur les listes.   tout d'abord faire des listes puis  à partir de ces listes développer une thématique,  venait alors une autre liste... ce travail avait été fort intéressant et je dois dire tout à fait ludique...

J'ai voulu jouer ici sur la reformulation,  une variation autour de trois ou quatre images récurrentes. Avec un léger basculement d'un registre à un autre.


1.Comment ne pas détourner le regard quand l'automne se défarde?

2.Comment rattraper ses heures ignorées?

3.Comment faire demi tour quand on a toujours marché dans la vie le sexe en avant?

4.Comment presser le printemps de tailler ses crayons de couleur?

5.Comment faire semblant d' attendre encore des heures qu'on a déjà vécues?

6.Comment montrer qu'on n'est pas encore tout à fait ce qui se voit?

7.Comment se déshabiller sans rester déguisée?

9.Comment sourire à l'hiver, lui dire qu'il est bien pâle et raide et froid, et qu'il nous inquiète et le prendre doucement par la main et lui proposer de rentrer se coucher?

10.Comment avancer sans rouler devant un autre qui marche derrière nous?

11.Comment conserver nette la ligne d'horizon quand on la regarde à la jumelle assise dans un fauteuil?

12.Comment se déshabiller devant celui qu'on aime sans qu'il pense que c'est parce qu'il fait chaud?

13.Comment rendre flou ce qui se précise inexorablement?

14.Comment être certaine qu'on n'a pas déjà étreint la ligne d'horizon puisque depuis quelques temps on ne lui est plus perpendiculaire?

15.Comment cacher qu'on n'est plus celle qu'on voudrait montrer?

16.Comment convaincre l'été de nous inviter à sa partouze?

17.Comment montrer qu'on est encore celle qu'on cache?

18.Comment expliquer à celui qu'on aime que si on s'est souvent plainte c'est parce que si souvent on ne s'est pas plainte?

19.Comment s'habiller en couleur pour farder ses idées noires au lieu d'emprunter à l'hiver sa cendre et sa poudre de riz?

20.Comment rappeler à celui qu'on aime que celle qu'on ne lui cache plus lui avait toujours échappé?

21.Comment reculer devant ce qui s'ouvre en grand et qui nous fait si peur?

22.Comment demander à l'été de bien vouloir attendre que le printemps ait usé tous ses crayons de couleur?

23.Comment ne pas se cogner contre ce qui se ferme?

24.Comment écarter ce qui s'ouvre en grand si ce n'est en baillant ostensiblement d'un air désintéressé?

25.Comment continuer à faire croire à celui qu'on aime qu'on lui ressemble?

26.Comment faire comprendre à l'automne que même si le jaune-orangé lui va à ravir, cette couleur risque de ne pas lui porter chance?

27.Comment franchir le pas quand les jambes se dérobent et qu'un rai de lumière filtre encore sous la porte?

28.Comment cesser de hurler à celle qui frappe à l'autre porte qu'elle est franchement trop en avance?

29.Comment annoncer à celui qu'on aime qu'on va devoir raccompagner l'hiver et l'assurer qu'on va revenir?

30.Comment tirer un trait définitif sur tout ce qu'il y a derrière la porte et écrire sur un rai de lumière, d'une écriture bien droite: " je m'en doutais."

Les pas de la fuite

 
 Une écrivain suisse, Noëlle Revaz, en résidence à la médiathèque de St-Etienne avait souhaité travailler avec nous pendant quelques temps. Une des séances de travail qu'elle nous avait proposées portait sur la matière de la langue : écrire un texte en une seule et unique phrase où différentes époques et plusieurs lieux étaient parcourus. 
J'ai donc conjugué plusieurs temps dans cette marche en conservant un pas régulier.                 

 
Immobile dans le canapé, je tourne les pages glacées du magazine sans regarder, sans m'arrêter, jusqu'à la page en noir et blanc où je marque le pas parce que soudain dans l'image quelque chose se dessine, quelqu'un se profile, se dresse derrière ce petit montagnard transalpin d'avant-guerre dont je sens l'écho des pas marteler ma tête à rebours, quelqu'un qui me ressemble, se souvient, entame à nouveau sa marche derrière les pas d'un autre petit garçon, celui d'un autre continent, celui que j'avais suivi à 18 ans sur le toit de la Pampa, entrainée par les notes aigrelettes de sa flûte enchantée qui rythmait la marche de mes pas, qui m'étourdissait, m'éloignait peu à peu de votre souvenir, étouffait votre choeur entêtant lorsque vous,  ramassées le soir en conciliabule, m'offriez votre dos et que moi, loin déjà de quelques mètres, j'essayais de suivre votre conversation derrière le paravent du dortoir qui distordait l'aigu de vos paroles, étirait sous mes draps roses le piaillement de vos puériles aventures de la journée, toujours les mêmes, dans un paysage que je leur inventais fastueusement aride pour accorder à mon sommeil naissant un lit d'images grandioses sur le fil de vos inepties qui distillait en moi l'envie de partir loin,  loin de vous, de vos manigances de poupées perfides et enjouées, d'élèves modèles, niaises mais tellement à l'aise, solidairement accolées, si bien installées, si bien intégrées dans le carcan suffocant d'un monde que moi j'avais déclaré provisoire, auquel je résistais sans l'affronter puisque je n'avais pas la carrure, que je laissais patiemment s'abattre sur moi sans broncher, couler sur moi,  m'imprégner jusqu'à la chair de ses viscosités comme une bruine insipide, poissante, qui m'embourbait, m'engluait, gommait mes contours, les condamnait à onduler dans une silhouette diaphane d'aquarelle, si maigre, si frêle, si évanescente, dont je parviendrais un jour à m'extraire pour la tracer ailleurs, à la mine de plomb de préférence, l'incruster ailleurs, loin,  loin et haut,  un jour,  un autre jour,  un peu plus tard,  quand je ferais crisser sous mes pas le sol dur et sec d'un désert minéral au son claquant des syllabes de l'Atacama que je ferais cingler à vos oreilles comme un chant de flûte strident pour vous faire taire, lorsque mes jambes seraient suffisamment longues pour escalader le toit,  pour sauter par-dessus le portillon de l'école,  lorsque mes épaules seraient assez fortes pour porter le sac à dos et mon cou solidement vissé dessus pour que mon regard ne se retourne pas en arrière,  parce ce qu'il laissait derrière c'était bien assez lourd,  parce qu'il en restait toujours des bribes dans les oreilles,  des lambeaux dans la mémoire et dans les tripes et dans les os et dans les fibres du coeur et qu'il fallait bien trimballer tout ça au-dessus des océans  et déjecter tout ça sur les sentiers,  ensevelir tout ça sous les éclats de schiste et de silex,  l'écraser sous les chaussures au rythme de mes pas qui ascensionnent sans jamais s'arrêter, qui martèlent le toit du monde,  là où l'air est si pur,  si transparent,  si compact que ce qui reste encore à l'intérieur se durcit puis se broie,  s'effrite comme les photos caduques d'un magazine froissé d'avant la résistance,  d'avant l'échappée,  d'avant l'exil,  jusqu'à ce qu'un jour,  un autre jour,  un peu plus tard,  un peu plus loin,  encore plus haut sur un autre toit,  tout ça remonte comme un bouchon de lave en fusion éjectée d'un volcan d'altitude que je croyais éteint sur des hauts plateaux qui n'étaient pas encore assez hauts, que les explosions me fassent sursauter comme des portes de dortoir me claquant au nez,  projetant des boules de souvenirs en pierre ponce qui rouleront sous mes pas,  me feront trébucher,  remonteront dans ma gorge pour être régurgitées,  nez contre terre,  la bouche remplie de terre, la morve au nez, le nez planté dans mon identité brinquebalée sur tous les toits du monde parce que désormais le monde est devenu si petit que je me dis que si j'arrêtais mes pas il ne serait même pas plus petit, et que fuir ou rester ou écouter la flûte enchantée ou feuilleter les pages du magazine glacé au fond du canapé c'est un peu pareil, que continuer à tourner les pages en couleur ou même en noir et blanc ne me fera ouvrir que le rideau d'une autre frontière, la porte d'un autre moment,  celui où, ne pouvant plus que ramper jusqu'au canapé, je m'accrocherai tremblante à l'accoudoir pour tourner la dernière page sans m'apercevoir que j'ai juste changé d'accoudoir, et  d'accoudoirs en illusions j'en rêverai une suivante  parce que dans la tête il pousse encore des jambes pour les prendre à son cou, pour en inventer une autre et puis, pas après pas, une autre encore, page après page j'écrirai jusqu'à m'étourdir,  pas après pas je fuirai sans ne jamais m'arrêter afin d'étouffer ce que j'ai entendu,  effacer ce que j'ai lu,  tamponner ce que j'ai absorbé,  tout ce qui m'a pris ma mémoire,  toutes les partitions que je n'ai fait que jouer dans l'espoir d'être vue, entendue, jusqu'à ce que je débouche sur ce que je croirai être la dernière page, la page-canapé, la page du dernier moment,  celle d'ici, celle de maintenant, et je me leurrerai à croire que je suis parvenue au moment de vérité alors que nous ne sommes jamais que les fragments d'un moment,  opaque et transparent,  que nous ne sommes que des échos quotidiens, de braves petits soldats évanescents défilant au pas régulier du soir au matin, vêtus du même uniforme aux mêmes couleurs flamboyantes le soir,  au même gris perle à l'aube, ce gris de l'aube intolérable, atrocement transparent, cruellement opaque, que seul le vert de gris des grandes plumes des morts nous semble digne de parler pour nous alors que désormais les écrits universels mal digérés sifflent entre mes dents leurs couacs de fibres et de salive mastiqués par d'autres bouches,  bouches à bouches ambulatoires qui m'embrassent la bouche pleine, pleine de fibres remâchés, et ils empâtent ma langue, l'encombrent, tordent ma  bouche,  encrassent ma plus belle plume qui  jamais n'a chatouillé ni rien ni personne puisque que tout le monde parle en même temps, puisque personne n'écoute personne, puisque chacun reste vautré sur son canapé sans  désirer se départir de ses propres échos pour explorer un tant soit peu l'étoffe des coussins de l'autre,  si ce n'est la pulsion d'en agripper les franges pour se fracasser dans l'orgasme assourdissant avec comme seul projet celui d'y étouffer l'aube grise, l'aube qui revient quand même,  transparente et opaque, immobile et intolérable, et si l'aube les attarde encore sur le canapé ce n'est que pour y imprimer leur mémoire de forme en écrasant celle de l'autre, car les formes sont des histoires dangereuses, des histoires à dormir debout qui risqueraient de faire sursauter les leurs,  car pour peu qu'ils attardent le regard sur les fossés les plus sombres, pour peu qu'ils caressent des mains les trajets les plus secrets, pour peu qu'ils suivent du doigt en souriant les contours les plus frêles,  ils y reconnaitraient  la même misère blottie dans la même turpitude intolérable à l'aube grise,  l'heure pour moi de prendre congé de ces silhouettes gisantes sur les canapés avachis avec juste le remerciement d'usage pour nos deux plaisirs désaccordés pris ensemble dessus, plaisirs d'ici, plaisirs de maintenant, identiques à ceux d'ailleurs, ceux d'après ou ceux d'avant sur d'autres canapés,   délivrant les énièmes bouches à bouches qui me laisseront inerte et suffoquée à chaque aube grise, jusqu'à ce qu'un soir d'apparat en talons aiguilles je me jette du boudoir public dans un saut de l'ange théâtral et que derrière le rideau gémissant il ne reste plus pour m'accueillir que le sol nu, la terre nue où je me glisserais nue  pour me réchauffer de cette solitude  et que j'y perçoive,  tamisée dans les entrailles souterraines,  cette étrange réplique à peine audible d'une autre petite fille, celle qu'on avait laissée pour morte derrière le paravent du dortoir, celle qui ne jouait pas puisqu'on ne joue que ce qu'on connait déjà,  celle qui ne s'était enfuie nulle part ailleurs, celle qui n'avait foulé aucun toit nulle part ailleurs, celle qui derrière la porte avait juste crié en silence : " c'est pas grave, heureusement que je m'ai ! "  et que j'écoute sa pauvre réplique sans avoir besoin de la répéter, sans avoir besoin de la transcrire, et que j'en sente toute la bonté, et que j'en perçoive le désir essentiel, et qu'enfin je me retrouve à cet endroit précis, à ce moment précis où je pourrais  jeter ma piètre plume,  la plume qui n'écrirait pas le fragment de ce que j'aurais pu jouer encore par habitude si j'avais eu un moment de plus pour marcher encore,  juste un peu plus loin, encore un  moment de plus pour m'approcher hélas du dernier anonyme en habit de théâtre errant dans le même couloir de sursis que le mien, l'anonyme aux milles échos, celui de trop, réanimant tous les verts de gris dans de grands verres de rouge pour enchanter le monde,  l'anonyme aux milles noms en i, en o, en ice, en hissez haut pour me faire tomber encore plus bas,  qui tendrait ses milles baisers à mille visages,  ici et là, et là encore,  celui dont j'aurais cherché le regard pour qu'il me conduise un peu à moi,  celui que j'aurais voulu accompagner pour le conduire un peu à lui, lui et tous les bons passeurs de son espèce qui m'avaient frôlée sans me voir en remportant leur écho,  tous ceux que je sens encore au creux de mon ventre, mon ventre vidé de coeur, mon ventre vidé de bras, vidé de jambes, mon ventre encore tendu d’avoir accusé les coups, mon ventre sur lequel repose la page que je triture et rature jusqu'à ce que jaillissent en défonçant la porte tous les pas de mon enfance,  et qu'à cet endroit précis, à ce moment précis, j'accouche enfin de mon désir ancien aux vrais échos de sagesse,  le désir de toute une vie énoncé en quelques mots par une petite fille que je n'avais pas entendue mais qu'heureusement j'ai encore, qu'heureusement j'ai encore, elle que je reconnais, à qui j'ouvre la porte, que je laisse s'installer en moi pour respirer son souffle, me caler sur le souffle de son désir,  calme, régulier, essentiel, le désir de me suffire, de vivre et de me suffire jusqu'à l'aube grise, presque blanche, un peu mouvante, légèrement entrouverte,  tout à fait tolérable.


CAROLINE, ou six F dans une botte de foin.

Pour ces deux mois d'été j'avais doublé la mise: nous en étions à la lettre F,  six mots au lieu de trois. C'est Foin qui est sorti en premier du dictionnaire, alors forcément m'est venu aussitôt ce souvenir d'enfance, authentique celui-ci, un souvenir d'été, un souvenir à corne... 

Foin Frisson Fugue Fantasme Fabuler Fessée


Nous sommes en 1963 peut-être, début juillet c’est certain ; je crois que j’ai six ans, on m’appelle Néna, porqué soy una ninia. Il fait très chaud, les mouches sont enragées, l’air est lourd de menace et je sais que c’est pour cette raison que ma grand mère et mon oncle sont partis précipitamment pour rentrer le foin avant que l’orage n’éclate, me laissant seule à la ferme.

J’ignore encore que dans quelques instants je vais devoir affronter un épouvantable face à face avec Caroline.

Ils sont seuls désormais à trimer dans cette ferme misérable sans eau courante qu’ils ont achetée pour une bouchée de pain au sortir des camps de réfugiés et qui les nourrit à peine. Mon grand-père s’y est échiné jusqu’à ce que mort s’en suive. Est-ce que de s’acharner sur un lopin de terre étrangère et sans valeur alors qu’il n’était même pas paysan était une tentative gagnée d’avance de s’étouffer avec des racines déjà minées par Franco ? Moi, la Néna, je ne sais rien de tout ça, je sais juste que Pépé est mort.
Ma grand mère déteste le tas de fumier qui parade au milieu de la cour dans ses effluves nauséabondes et expose sans vergogne autour de lui son incontinence en flaques de purin noirâtres où pataugent les canards. Elle laisse gonfler au fil du temps ce monstre d’infamie, cette montagne de pourriture qui lui crache quotidiennement au visage sa déchéance de fière citadine madrilène.
Elle n’a pas le temps d’accomplir toutes les tâches et préfère parfois retrouver un peu de dignité en nous préparant une splendide paella élégamment décorée : un raffinement de mémoire d’avant la guerre civile lorsqu’elle était cuisinière chez de riches argentins. Elle nous la sert dans la cuisine au sol couvert de sciure que viennent picorer les poules désobéissantes en quête de miettes et de mouches mortes .

La Mémé voit aussi dans la ferme une source de tous les dangers pour la Néna .

Il y a le puits dont je ne dois jamais m’approcher, où je m’amuse pourtant beaucoup à lancer des cailloux pour voir s’écarter puis se refermer lentement la toison de cresson maléfique qui maquille sa surface noire.
Il y a la grange où pointent souvent des fourches mal rangées, et puis surtout sa rangée de trappes dont le bâillement se dissimule dans le plancher mal balayé : sombres gosiers ouverts conduisant au râtelier des vaches. Dans ce troublant terrain de jeu silencieux à la lumière tamisée j’aime aller y respirer l’odeur enivrante, et surtout grimper sur l’échelle et faire du toboggan du haut de la montagne de foin en visant bien la trajectoire pour retomber sur mes pieds entre deux trappes . Je suis championne à ce jeu ! Plus l’été avance plus la montagne est haute,  plus elle se rapproche des trappes et plus ça me donne le frisson !
Et puis il y a l’écurie, si étroite où je dois aller faire mes besoins avec ordre de m’épancher uniquement près des flancs de la tranquille Marquise, ou plus prudent encore, ceux de la Belle, la plus douce et paisible sur le dos de laquelle, avant même de faire mes premiers pas, mon oncle s’amusait à me percher .
Pour ça oui, j’obéis à la Mémé, même si parfois je me risque à arroser les sabots de la Margot un peu caractérielle certes, mais qui ne m’a jamais impressionnée avec ses drôles de lunettes noires autour des yeux qui lui donnent un air de vamp de kermesse et ses petites cornes ridicules recourbées sur l’avant comme un porte fleur au-dessus de sa tête. Un jour, perchée sur le tabouret de traite, j’ai tenté d’y glisser un chou réservé à la soupe des cochons avant qu’elle ne me fouette d’un dissuasif coup de queue durcie de bouse séchée.

Mais jamais il ne me serait venue l’idée de braver l’interdit d’aller pisser à côté de Caroline .
Caroline est une Montbéliarde, la seule blonde-rousse au milieu des noiraudes Hollandaises, géante mauvaise, haute sur pattes, au coup de sabot compulsif. Ses cils clairs lui donnent un regard acéré de teutonne et ses cornes, ses cornes… Madre de dios ! longues, écartées et menaçantes, pareilles que celles des zébus de l’encyclopédie! Même parmi les vaches je me méfie toujours des blondes.
Après une longue série de descentes vertigineuses de toboggan je décide d’un pas décidé de regagner la cuisine pour ne pas rater Thierry La Fronde.

Au troisième pas, peut être au quatrième, je disparais dans une trappe.

Ce jour là mon oncle n’a pas sorti les vaches, trop d’urgence sans doute à rouler le foin.
L’énorme naseau blanc de Caroline projette son souffle brûlant et humide sur mes jambes nues et maigres qui se sont encastrées dans un grand écart entre les barreaux de bois du râtelier.
Je me souviens que je hurle, que j’appelle la Mémé de toutes mes forces, je me souviens que les yeux de Caroline s’élargissent entre ses cils si clairs, ils m’avalent, je vois que les cornes grossissent, s’allongent, se rapprochent, je sais que la gauche ou peut-être la droite va s’enfoncer dans mon ventre et que tout mon sang va sortir, mes jambes sont coincées, la mémé est au pré, je me tends, je m’agrippe des deux poings aux barreaux, la tête renversée en arrière je ferme les yeux, je me tais …et...
...j’attends l’éventration !

Quelques instants plus tard... quelques heures... une éternité... une enfance toute entière peut être, je sens sur mes jambes une brosse chaude, mouillée et râpeuse qui me parcourt.
J’ouvre les yeux et je découvre la langue rose de Caroline qui lèche avec gourmandise le sel de ma sueur et de ma crasse accumulées de la semaine.

Dans deux jours ma mère viendra me chercher, elle me flanquera pour ma désobéissance la fessée d’usage, celle que la Mémé, comme d'habitude, ne m’aura pas donnée. Elle sera bien moins cuisante que ses railleries et celles de mon oncle au récit de ma frayeur. Ma mère vient me cueillir et me descend en ville régulièrement pour me plonger dans le bain désinfectant hebdomadaire.
Je suis toujours tentée de rester un peu pour jouer avec les copines du HLM mais je préfère passer la majeure partie de l’été là haut seule avec les bêtes.

Après ma mésaventure, je reste cette fois-ci quelques jours dans la cour surchauffée de l’immeuble. Je descends la pente de la Vivaraize en patins à roulette avec la Mumu et la Chantal.
Je leur raconte le trou, le râtelier, les cornes : elles n’en croient pas un mot, me disent que je fabule encore. J’ai perdu pas mal de crédit avec elles le jour où, après avoir presque réussi à les convaincre que le père noël était une foutaise, j’ai tenté de leur expliquer que les boules de gommes poussaient la nuit dans les choux.
Dans cette famille d'anarchistes et bouffeurs de curés, si on se refuse à laisser rêver la Néna à un barbu mercantile à pompon rouge, la Mémé, après la traite du matin, prend soin d’aller cacher entre les feuilles dans le carré de choux du jardin, quelques boules de gommes multicolores et transparentes que je vais cueillir à mon réveil parmi les gouttes de rosée, et que je fais durer toute la journée.

Je m’en fiche, je me dis que ce sont des idiotes.
Ma mère me le confirme: la Chantal ressemble à Edith Piaf : elle est toute pâle, petite et rachitique; ma mère me dit que c’est parce que les Français ne savent manger que des patates, ils ne connaissent pas les légumes comme par exemple la rémolatcha. L’épicier non plus qui se moque de moi, parce que ma mère oublie toujours de me dire qu’il faut utiliser les mots français pour faire les commissions.
La blonde Mumu m’assène que ma mère est une mauvaise mère parce qu’elle part à cinq heures du matin le dimanche avec mon père pour faire du vélo-course et qu’elle nous laisse tous seuls avec mon frère ; moi je trouve que c’est pas grave : dans la chambre on joue à Thierry La Fronde et à Isabelle en attendant sagement leur retour.
Alors elle me lance que l’après-midi on ne porte pas comme tout le monde les beaux habits du dimanche : c’est vrai, c’est le jour des survêtements vu qu’on va tous faire du cross au barrage.
Puis elle m’achève en disant qu’à Noël on n’a pas de sapin dans la salle à manger et qu’en plus je n’aurai pas la belle robe blanche de communion et la montre et les cadeaux et tout et tout… ! Le sapin je regrette un peu, mais la communion je sais même pas ce que c’est.
Ma mère me rabroue, me dit que ce sont des pauvres gosses, que leurs parents sont des imbéciles qui feraient mieux de ne pas gaspiller leur argent pour les emmener comme nous à la mer et qu’ainsi elles seraient moins pâles et rachitiques !
Nous on y va en 4L avec les vélos sur le toit, au mois de juin parce que c’est moins cher puisque c'est pas encore les vacances. En plus il n’y a pas de monde, et ma mère elle aime pas le monde. Elle descend jamais tricoter sur l’esplanade avec les autres mères, mais on l’entend par la fenêtre jouer du piano... bien moins beau que celui qu’elle avait à Madrid ! elle dit, d'un air triste. Début juillet je reviens toute bronzée, et elles, elles me racontent la fête de fin d’année de l’école que j'ai encore manquée

Je suis un peu partagée par tout ça, parfois je trouve que ma famille est peut-être un peu bizarre, que je ne sais pas bien où est ma place, en tout cas, pas dans le paquet de boules de gomme qu’elles ont acheté chez la marchande de journaux et qu'elles font passer exprès sous mon nez. Mais je me dis qu’elles sont très bêtes et je décide de remonter au Breuil chausser mes bottes en caoutchouc puantes pour piétiner le foin et la bouse de Caroline.

Au fil de ma croissance la Mémé autorisera mes fugues solitaires répétées dans la campagne à condition d’être escortée des chiens ; tant mieux, je les adore. Mes grandes marches se feront toujours plus exploratrices, j’irai bientôt jusqu’au plateau de la Barbanche, m’allongeant dans les sous-bois en mâchouillant des feuilles d’oseille pour saisir dans les nuages le visage de Thierry La Fronde. Il m’emportera serrée fort contre lui, cramponné aux cornes de Caroline lancée au grand galop pour de fabuleuses chevauchées avant de revenir me déposer dans le foin de la grange pour y ruminer au dessus de mes copines à cornes mes fantasmes enchanteurs qui me donnent la forme de la belle Isabelle.

Cette nuit comme souvent, je ne dors pas, aussi à cause de la Mémé avec qui je partage le lit et qui ronfle comme un cochon qu’on égorge. Alors je pense au sabot de bois d’Isabelle qui flotte en descendant le cours de la rivière; il est rempli de foin avec une plume plantée dedans : message codé pour Thierry afin qu’il vienne la délivrer des barreaux de sa cage.

A cinq heures ma grand-mère se lève pour les travaux, je finis ma nuit au large jusqu’à neuf heures, j’avale mon cacao dans la cuisine en écoutant à mes pieds chantonner les poules qui grattent la sciure dans un rayon de soleil, je cours au jardin cueillir les boules de gomme... elles sont énormes ce matin! sans doute la pleine lune... J’appelle les chiens, la journée commence, l’été dure une éternité.