Les pas de la fuite

 
 Une écrivain suisse, Noëlle Revaz, en résidence à la médiathèque de St-Etienne avait souhaité travailler avec nous pendant quelques temps. Une des séances de travail qu'elle nous avait proposées portait sur la matière de la langue : écrire un texte en une seule et unique phrase où différentes époques et plusieurs lieux étaient parcourus. 
J'ai donc conjugué plusieurs temps dans cette marche en conservant un pas régulier.                 

 
Immobile dans le canapé, je tourne les pages glacées du magazine sans regarder, sans m'arrêter, jusqu'à la page en noir et blanc où je marque le pas parce que soudain dans l'image quelque chose se dessine, quelqu'un se profile, se dresse derrière ce petit montagnard transalpin d'avant-guerre dont je sens l'écho des pas marteler ma tête à rebours, quelqu'un qui me ressemble, se souvient, entame à nouveau sa marche derrière les pas d'un autre petit garçon, celui d'un autre continent, celui que j'avais suivi à 18 ans sur le toit de la Pampa, entrainée par les notes aigrelettes de sa flûte enchantée qui rythmait la marche de mes pas, qui m'étourdissait, m'éloignait peu à peu de votre souvenir, étouffait votre choeur entêtant lorsque vous,  ramassées le soir en conciliabule, m'offriez votre dos et que moi, loin déjà de quelques mètres, j'essayais de suivre votre conversation derrière le paravent du dortoir qui distordait l'aigu de vos paroles, étirait sous mes draps roses le piaillement de vos puériles aventures de la journée, toujours les mêmes, dans un paysage que je leur inventais fastueusement aride pour accorder à mon sommeil naissant un lit d'images grandioses sur le fil de vos inepties qui distillait en moi l'envie de partir loin,  loin de vous, de vos manigances de poupées perfides et enjouées, d'élèves modèles, niaises mais tellement à l'aise, solidairement accolées, si bien installées, si bien intégrées dans le carcan suffocant d'un monde que moi j'avais déclaré provisoire, auquel je résistais sans l'affronter puisque je n'avais pas la carrure, que je laissais patiemment s'abattre sur moi sans broncher, couler sur moi,  m'imprégner jusqu'à la chair de ses viscosités comme une bruine insipide, poissante, qui m'embourbait, m'engluait, gommait mes contours, les condamnait à onduler dans une silhouette diaphane d'aquarelle, si maigre, si frêle, si évanescente, dont je parviendrais un jour à m'extraire pour la tracer ailleurs, à la mine de plomb de préférence, l'incruster ailleurs, loin,  loin et haut,  un jour,  un autre jour,  un peu plus tard,  quand je ferais crisser sous mes pas le sol dur et sec d'un désert minéral au son claquant des syllabes de l'Atacama que je ferais cingler à vos oreilles comme un chant de flûte strident pour vous faire taire, lorsque mes jambes seraient suffisamment longues pour escalader le toit,  pour sauter par-dessus le portillon de l'école,  lorsque mes épaules seraient assez fortes pour porter le sac à dos et mon cou solidement vissé dessus pour que mon regard ne se retourne pas en arrière,  parce ce qu'il laissait derrière c'était bien assez lourd,  parce qu'il en restait toujours des bribes dans les oreilles,  des lambeaux dans la mémoire et dans les tripes et dans les os et dans les fibres du coeur et qu'il fallait bien trimballer tout ça au-dessus des océans  et déjecter tout ça sur les sentiers,  ensevelir tout ça sous les éclats de schiste et de silex,  l'écraser sous les chaussures au rythme de mes pas qui ascensionnent sans jamais s'arrêter, qui martèlent le toit du monde,  là où l'air est si pur,  si transparent,  si compact que ce qui reste encore à l'intérieur se durcit puis se broie,  s'effrite comme les photos caduques d'un magazine froissé d'avant la résistance,  d'avant l'échappée,  d'avant l'exil,  jusqu'à ce qu'un jour,  un autre jour,  un peu plus tard,  un peu plus loin,  encore plus haut sur un autre toit,  tout ça remonte comme un bouchon de lave en fusion éjectée d'un volcan d'altitude que je croyais éteint sur des hauts plateaux qui n'étaient pas encore assez hauts, que les explosions me fassent sursauter comme des portes de dortoir me claquant au nez,  projetant des boules de souvenirs en pierre ponce qui rouleront sous mes pas,  me feront trébucher,  remonteront dans ma gorge pour être régurgitées,  nez contre terre,  la bouche remplie de terre, la morve au nez, le nez planté dans mon identité brinquebalée sur tous les toits du monde parce que désormais le monde est devenu si petit que je me dis que si j'arrêtais mes pas il ne serait même pas plus petit, et que fuir ou rester ou écouter la flûte enchantée ou feuilleter les pages du magazine glacé au fond du canapé c'est un peu pareil, que continuer à tourner les pages en couleur ou même en noir et blanc ne me fera ouvrir que le rideau d'une autre frontière, la porte d'un autre moment,  celui où, ne pouvant plus que ramper jusqu'au canapé, je m'accrocherai tremblante à l'accoudoir pour tourner la dernière page sans m'apercevoir que j'ai juste changé d'accoudoir, et  d'accoudoirs en illusions j'en rêverai une suivante  parce que dans la tête il pousse encore des jambes pour les prendre à son cou, pour en inventer une autre et puis, pas après pas, une autre encore, page après page j'écrirai jusqu'à m'étourdir,  pas après pas je fuirai sans ne jamais m'arrêter afin d'étouffer ce que j'ai entendu,  effacer ce que j'ai lu,  tamponner ce que j'ai absorbé,  tout ce qui m'a pris ma mémoire,  toutes les partitions que je n'ai fait que jouer dans l'espoir d'être vue, entendue, jusqu'à ce que je débouche sur ce que je croirai être la dernière page, la page-canapé, la page du dernier moment,  celle d'ici, celle de maintenant, et je me leurrerai à croire que je suis parvenue au moment de vérité alors que nous ne sommes jamais que les fragments d'un moment,  opaque et transparent,  que nous ne sommes que des échos quotidiens, de braves petits soldats évanescents défilant au pas régulier du soir au matin, vêtus du même uniforme aux mêmes couleurs flamboyantes le soir,  au même gris perle à l'aube, ce gris de l'aube intolérable, atrocement transparent, cruellement opaque, que seul le vert de gris des grandes plumes des morts nous semble digne de parler pour nous alors que désormais les écrits universels mal digérés sifflent entre mes dents leurs couacs de fibres et de salive mastiqués par d'autres bouches,  bouches à bouches ambulatoires qui m'embrassent la bouche pleine, pleine de fibres remâchés, et ils empâtent ma langue, l'encombrent, tordent ma  bouche,  encrassent ma plus belle plume qui  jamais n'a chatouillé ni rien ni personne puisque que tout le monde parle en même temps, puisque personne n'écoute personne, puisque chacun reste vautré sur son canapé sans  désirer se départir de ses propres échos pour explorer un tant soit peu l'étoffe des coussins de l'autre,  si ce n'est la pulsion d'en agripper les franges pour se fracasser dans l'orgasme assourdissant avec comme seul projet celui d'y étouffer l'aube grise, l'aube qui revient quand même,  transparente et opaque, immobile et intolérable, et si l'aube les attarde encore sur le canapé ce n'est que pour y imprimer leur mémoire de forme en écrasant celle de l'autre, car les formes sont des histoires dangereuses, des histoires à dormir debout qui risqueraient de faire sursauter les leurs,  car pour peu qu'ils attardent le regard sur les fossés les plus sombres, pour peu qu'ils caressent des mains les trajets les plus secrets, pour peu qu'ils suivent du doigt en souriant les contours les plus frêles,  ils y reconnaitraient  la même misère blottie dans la même turpitude intolérable à l'aube grise,  l'heure pour moi de prendre congé de ces silhouettes gisantes sur les canapés avachis avec juste le remerciement d'usage pour nos deux plaisirs désaccordés pris ensemble dessus, plaisirs d'ici, plaisirs de maintenant, identiques à ceux d'ailleurs, ceux d'après ou ceux d'avant sur d'autres canapés,   délivrant les énièmes bouches à bouches qui me laisseront inerte et suffoquée à chaque aube grise, jusqu'à ce qu'un soir d'apparat en talons aiguilles je me jette du boudoir public dans un saut de l'ange théâtral et que derrière le rideau gémissant il ne reste plus pour m'accueillir que le sol nu, la terre nue où je me glisserais nue  pour me réchauffer de cette solitude  et que j'y perçoive,  tamisée dans les entrailles souterraines,  cette étrange réplique à peine audible d'une autre petite fille, celle qu'on avait laissée pour morte derrière le paravent du dortoir, celle qui ne jouait pas puisqu'on ne joue que ce qu'on connait déjà,  celle qui ne s'était enfuie nulle part ailleurs, celle qui n'avait foulé aucun toit nulle part ailleurs, celle qui derrière la porte avait juste crié en silence : " c'est pas grave, heureusement que je m'ai ! "  et que j'écoute sa pauvre réplique sans avoir besoin de la répéter, sans avoir besoin de la transcrire, et que j'en sente toute la bonté, et que j'en perçoive le désir essentiel, et qu'enfin je me retrouve à cet endroit précis, à ce moment précis où je pourrais  jeter ma piètre plume,  la plume qui n'écrirait pas le fragment de ce que j'aurais pu jouer encore par habitude si j'avais eu un moment de plus pour marcher encore,  juste un peu plus loin, encore un  moment de plus pour m'approcher hélas du dernier anonyme en habit de théâtre errant dans le même couloir de sursis que le mien, l'anonyme aux milles échos, celui de trop, réanimant tous les verts de gris dans de grands verres de rouge pour enchanter le monde,  l'anonyme aux milles noms en i, en o, en ice, en hissez haut pour me faire tomber encore plus bas,  qui tendrait ses milles baisers à mille visages,  ici et là, et là encore,  celui dont j'aurais cherché le regard pour qu'il me conduise un peu à moi,  celui que j'aurais voulu accompagner pour le conduire un peu à lui, lui et tous les bons passeurs de son espèce qui m'avaient frôlée sans me voir en remportant leur écho,  tous ceux que je sens encore au creux de mon ventre, mon ventre vidé de coeur, mon ventre vidé de bras, vidé de jambes, mon ventre encore tendu d’avoir accusé les coups, mon ventre sur lequel repose la page que je triture et rature jusqu'à ce que jaillissent en défonçant la porte tous les pas de mon enfance,  et qu'à cet endroit précis, à ce moment précis, j'accouche enfin de mon désir ancien aux vrais échos de sagesse,  le désir de toute une vie énoncé en quelques mots par une petite fille que je n'avais pas entendue mais qu'heureusement j'ai encore, qu'heureusement j'ai encore, elle que je reconnais, à qui j'ouvre la porte, que je laisse s'installer en moi pour respirer son souffle, me caler sur le souffle de son désir,  calme, régulier, essentiel, le désir de me suffire, de vivre et de me suffire jusqu'à l'aube grise, presque blanche, un peu mouvante, légèrement entrouverte,  tout à fait tolérable.