Elle devant, eux derrière...


Les premières années, notre atelier était conduit par un écrivain, Lionel Bourg, Ce texte, un de mes tout premiers date de 1998.
Sa consigne était d'écrire une nouvelle très courte en respectant ses caractéristiques : 
un fait précis autour de quelques personnages.
 une entrée en matière in media res, un climat plus que des descriptions,  et un dénouement vif et rapide.

Elle l’avait promis aux enfants depuis des lustres déjà.
Ils en parlaient ensemble presque chaque jour. C’était surtout durant les longues soirées d’hiver, serrés les uns contre les autres en tribu babillante,  qu’ils la sentaient  le mieux,  lorsque les paletots mis à sécher au dessus du fourneau laissaient évaporer toute leur froidure en une nappe de brume, flottante comme un sursis d’embruns au dessus d’eux. Les petites mains rougies de froid s’agitaient pour décrire les rouleaux d’écume, ils humectaient de leur langue le sel sur la bouche, ils la brassaient, et les yeux rieurs, quand on les regardaient de plus près, semblaient déjà refléter les scintillements bleus de l’océan.
Elle leur avait tout raconté maintes et maintes fois : les crabes sous les rochers qu’on peut surprendre entre deux vagues, les criques secrètes clinquantes de galets blancs, les jolies crevettes lustrées qui rigolent dans les flaques, les algues séchées qu’on ramène le soir gravées sur les chevilles, et puis les longues dunes alanguies, bercées au soleil de midi lorsque la lumière verticale est si totale qu’elle fait un bras de fer immobile,  chauffé à blanc avec les lignes d’horizon et que le temps s’arrête...

Un clair et frais matin d’été enfin, elle les emmena.
Ils n’avaient rien oublié : seaux, pelles, parasol, bouées, palmes, masques et tubas...Tout était prêt depuis si longtemps. Le chargement était lourd mais ils étaient tellement heureux ! Elle devant, eux derrière, ils marchèrent longtemps, vaillamment une journée entière.
Jamais ils n’auraient imaginé qu’elle fût aussi loin. Le soir tombait déjà, ils marchaient maintenant dans une étendue de sable dur et sec.
Ils marchèrent toute la nuit, derrière elle, et le matin encore sous un soleil mordant. Dans les sandales, les pieds commençaient à se fendiller, les gorges à se dessécher.
Peu à peu ils s’étaient délestés de leur chargement qui ralentissait leur cours ; et puis ils avaient vu quelques coquillages ébréchés et aussi les sillons, témoins d’un passage récent, les tendres sillons ondulants et prometteurs, alors ils avaient continué à marcher  malgré la fatigue et l’angoisse qui serrait leur poitrine.
Elle toujours plus loin devant, eux derrière, ils marchaient, s’efforçant de la suivre, espérant encore, guettant dans le ciel vide le vol des mouettes ou peut-être... d’un goéland .
Seul un vent sec et brûlant plaquait sur leur nuque la morsure d’un rire. 
Ils marchaient, elle si loin devant ils marchaient encore, elle qui ne les attendait plus, elle que des nappes miroitantes noyaient davantage, comme un mirage  catégoriquement stérile...
Ils ne savaient pas. Personne ne leur avait rien dit.

Cette garce, un beau jour sans prévenir, lasse de ne voir paraître les enfants, avait décidé, drapée dans son aridité, de se retirer.