Le chant du muscle




Ce soir l'envie de vin la pousse au port, envie de ne pas survivre à la solitude.
Alors Madame rejoint la foule. 
Par la plage petite foulée sur l'ourlet de mer qui rosit sur son passage, de honte ou de plaisir, port de tête altier, il faut bien se donner des airs...
Petite foule d'arrière saison sur le port.

Le bateau qui jouxte la table se nomme "Laisse Dire"... bonsoir, vous permettez? Madame s'assoit en tête à tête, susurre qu'elle n'est pas assez ivre de solitude, laisse dire les conversations des deux fois deux : table de gauche jacassante, table de droite ronronnante.
Madame sait se tenir, elle ne coupe pas elle entonne, elle griffonne, elle rature, elle vomit en silence par dessus bord qu'elle n'a pas encore assez bu sa solitude.
Pourtant madame a le choix. Sur la carte aussi.
Et comme Madame sait vivre, elle choisit la formule à 12 euros avec les moules et les frites et le pichet de pourpre...
Madame laisse dire, madame acquiesce, Madame savoure entre deux coquilles son un fois un.
Madame s'enivre, le bateau tangue, clapote la cadence, laisse dire le silence de son arrière saison qu'elle arrose allègrement de rouge... et le ciel, s'embrase, et le phare sur la baie lui cligne de l'oeil bras ouverts, une valse Madame? Tournent les bras de lumières, moulinets rasants sur le port, port de hanches cambré, un pas de deux, et un ! et deux ! encore une gorgée...
Madame oublierait presque, si l'humidité... que c'est l'arrière saison... qu'il faudra quitter le port à l'aube...

A l'aube, demain, encore...
Dès l'aube partir, jouer du muscle, valse des bras...Gonfler les pneus à sept, épouser la machine et la machine se meut, valse des bras, valse du corps qui travaille, qui file à belle allure...
Le corps de Madame est conscient, il travaille, mouline,  ruse avec les développements, grand braquet, petit braquet,  fait fi des courbes de niveau, tire sur la corde des ligaments, des tendons, des nerfs... broie les cartilages, brouille la cartographie des veines et des vaisseaux, fait reculer les cellules...
Sur la piste le corps de Madame insulte la douleur : à droite les agaves médusées s'écartent, à gauche les arbouses mûrissantes  s'inclinent, en contrebas la mer scintille à tue tête contre la corniche, et la sueur martèle au front, le sel ruisselle sur le sel de la plage, sur les pneus la résine des pins transpire, et puis une pause encore sur une autre plage, et puis le maquis qui expire son haleine capiteuse, et les kilomètres s'affichent au compteur...
Madame s'engorge des dénivelés,  Madame brasse, Madame chante, chanson à boire, le chant du muscle, Madame oublierait presque... chanson à boire au gué au gué... Madame oublierait presque l'ohé du bateau!
Et les figues de la Barbarie gorgées de sang se jettent en acmé sous sa roue avant, qui les écrase, indifférente, vulgaires épines, la roue tourne, elle roule en force dans l'arrière saison.
 

Madame s'émeut, travaille du corps et la machine se meut, régulière, la valse des bras obéit au libre amant qui fait taire son laisser dire, à quoi bon dire...  
Complètement ivre elle roule à fond, son corps exulte et sent bon vivre, elle se défonce, madame roule à fond perdu, Madame se fond dans l'arrière saison. 
Valse à un temps, encore un temps, au franchir de la ligne une cigale enthousiaste se frotte les mains... la dernière sur la route...
Hier les muscles ont remporté victoire. Demain peut-être encore, à l'aube, tout à l'heure, à fière allure ça c'est sûr...  allez un dernier pour la route... 
Je vous raccompagne madame ? merci c'est inutile.
Le port s'endort, immobile, repu dans l'ombre son ventre soupire.
Guerrière vaincue,  elle n'a plus rien a dire.
Port d'épaules relevé, Madame se retire.