Mon problème avec l'Espagne

Une thématique inépuisable que celle de la mère...

Il y a des gens qui sont nés quelque part…
Quand on les déracine, ils ne meurent pas, ils poussent ailleurs, sur un nouveau terreau. Pourtant il arrive qu’ils souffrent, longtemps, comme un amputé se souvient des sensations que lui renvoyait son pied. Les plantes elles, on ne sait pas : soit elles meurent de suite, soit elles s’adaptent en silence, sans rien perdre de leur beauté originale ni de leur vigueur.  En tout cas si plainte il y a, elles n’en disent rien.

Il y a des gens qui ne veulent pas chasser le souvenir du quelque part. Il coule dans leurs veines, une substance plus chaude, plus vive, qui parfois les fait larmoyer mais surtout les agite. Alors, peu à peu la sève nostalgique se coagule, elle se cristallise en roc identitaire, sur lequel ils se hissent, pour se camper bien droits, bien fiers, pour voir bien loin, pour se faire reconnaître, pour rassembler les autres, afin d’avoir plus chaud ou gagner plus de lumière peut-être…
Un peu plus haut, Dieu, continue paraît-il à reconnaître les siens.

Ma mère à moi est une réfugiée, une expatriée, une déracinée direz-vous ? Elle non ! Elle a craché sur ce vocabulaire. Très vite elle s’est faite naturaliser.  De quelle nature est-elle maintenant ?

Serait-ce parce que c’est une guerre civile qui l’a poussée ici  que très vite elle décida de ne pas en faire toute une histoire ?  Elle s’est toujours tenue à l’écart de ses compatriotes, « des vrais cons ces patriotes ! » disait elle. Ceux qui, quelques années plus tard, installèrent à chaque mois d’aout de nouveaux camps de réfugiés sur les plages touristiques de la Costa Brava, troquant ainsi leurs modestes congés payés contre quelques gouttes de lait maternisé…
 …Pathétique retour au bercail de ces bâtards sans mandoline pendus aux basques d’une mère patrie qui n’était même pas Basque et les avait répudiés !

Une terre qui ne peut ou ne veut garder tous ses rejetons n’est plus une terre mère pensait-elle.  Moi, j’ai toujours eu tendance à penser comme ma mère. Les mauvaises langues diront que c’est parce qu’elle m’a nourrie. D’autres diront qu’elle n’avait qu’une conception bassement horticole de la patrie. En tout cas elle m’a conçue sur le terreau français avec un immigré italien et tout le monde s’accorde à dire que je suis une belle plante.
Alors à ses détracteurs je dirais que tous, poètes illustres, sociologues, historiens, militaires, politiciens de bas étages de l’identité nationale… tous avez arrosé, taillé la pensée humaine dans ce symbole potager !
Certes les terres natales ne sont pas réductibles à leurs gouvernements de passage,  l’identité culturelle se situe ailleurs,  en effet, de culture moi je n’en vois qu’une : « la tierra es de de quien la trabaja » La terre est à ceux qui la travaillent ! Refrain de 36, refrain de lutte et d’espoir, pauvre petit refrain oublié qui jamais, ni en Espagne ni nulle part dans le monde, ne réussira à prendre racine.
Certes les hommes ne sont pas des plantes, ils le devraient.
Ma mère non plus n’est pas une plante, même si j’aurais tendance à la classer dans la famille des cactacées :  survivre, avec le moins d’apport nutritif extérieur pour  tenter de n’être que soi-même. 
Si pour m’être un peu frottée à elle et ne m’être que beaucoup piquée, j’avoue cependant que j’adhère à sa philosophie… avec juste je l’espère, les épines en moins pour ceux qui m’entourent. La tendresse bordel, la tendresse !

Elle avait choisi de ne plus planter un pied là-bas, elle a choisi de faire pourrir ses racines, comme si cette gangrène pouvait gagner Franco, sa clique et ses claques…
Qui entre elle et eux avait l’orgueil plus mal placé ? L’orgueil est espagnol et j’imagine qu’il s’agit du même qui dans la chanson de ma mère, a aussi poussé sa corne
« Viva Espagna !viva la muerte ! »
Elle l’a chantée avec une telle véhémence venimeuse qu’elle a, je crois, un peu greffé ce rejet sur sa descendance.

En effet moi non plus je n’aime pas trop l’Espagne, même si bien des signes révélateurs m’ont souvent signifié que je la portais en moi… A commencer par le prénom espagnol que j’ai donné à mon fils à qui pourtant je ne veux que du bien.
« Viva Espagna ! viva la muerte ! »
Je crois aussi que je n’aime pas trop ma mère. Aujourd’hui, des médiateurs avisés diront que je l’ai aimée un peu trop ; vu l’air du temps, ça rassure toujours !
Pourtant bien des signes funestes,  un poids sur l’estomac, des pieds qui me tiennent difficilement au sol, un grattement dans la gorge, me condamnent à la porter jusqu’à la fin…
…Comme une racine, avalée de travers…